Papers, Please

Le jeu vidéo sait être divertissant, impressionnant, prenant, stimulant. Il sait happer le joueur dans un univers, défier son habileté et son intelligence. Paper, Please fait partie de ces rares œuvres qui vont au-delà de tout cela, qui propulsent le jeu vidéo dans des sphères d’expérience uniques. Bienvenue en Arstotzka.

Gloire à Arstotzka !

Papers, Please m’a eu dès le premier écran de jeu. Une image représentant une enveloppe et ce simple mot : félicitations. Avant même d’avoir fait quoi que ce soit, le jeu m’adresse des louanges. Sans autre forme de mise en scène pour mon personnage : le jeu s’adresse à moi directement. Pourquoi ces éloges ? J’ai gagné à la loterie nationale : un appartement pour moi et ma famille dans une zone de classe 8, ainsi qu’un travail près de la frontière de Grestin. De quoi subvenir à nos besoins. Gloire à Arstotzka la mère Patrie !

Mon travail est simple, je suis contrôleur à la frontière. Je vérifie la validité des papiers des entrants. Ce n’est pas très excitant, mais après tout je participe à la garantie de sécurité du pays. Je suis un rouage important de la nation.

La file d’attente est impressionnante. Les gens défilent. Résident d’Arstotzka : entrée accordée. Etranger : refusée. Les gens attendent depuis longtemps. Parfois plusieurs jours. Certains se plaignent, râlent. Je ne suis pas une machine, je fais aussi vite que je peux. Un homme se présente au comptoir, ronchon. Il attend depuis 8 jours. Il n’est pas résident. Je refuse son entrée. Il me souhaite d’aller en Enfer en s’éloignant. La journée touche à sa fin, je n’ai accordé l’accès au pays qu’à une seule personne. C’est fou le monde qui se presse à nos frontières, pensant qu’elles sont ouvertes au tout venant.

A la fin de la journée, on me verse mon salaire. Il est fonction du nombre de dossiers que j’ai pu traiter. Ha, si j’avais su je n’aurais pas tant pris mon temps. J’irai plus vite demain, et peut-être pourra-t-on mettre un peu d’argent de côté après avoir payé les factures pour la nourriture et le chauffage.

Humanisme

Les jours passent. Le gouvernement décide de nouvelles mesures. Les étrangers sont autorisés à entrer à condition de présenter un passeport valide. Je contrôle. Voyons voir… la photo est ressemblante, le genre est correctement renseigné (mince, l’horloge tourne, faisons vite), tout à l’air en règle. Je valide. Un message m’informe un peu plus tard que j’ai violé le protocole : la date de validité du passeport avait expiré. Mes erreurs ne peuvent passer inaperçues : une sorte de Big Brother me surveille. Il faut que je sois plus vigilant. Il m’est permis de me tromper deux fois avant de subir une retenue sur salaire.

Mais… aussi monotone qu’il soit, mon travail est important. Je suis important. J’ai un pouvoir, une responsabilité. Dois-je vraiment laisser passer cet homme aux papiers en règles dont on m’a dit qu’il était un tueur en puissance ? J’ai droit à deux erreurs sans conséquence. Tant pour me prémunir de mon inattention que pour faire ce qui est juste. Dois-je refuser l’entrée à cette femme alors que je viens d’’autoriser l’accès à son mari ? La loi ne s’embarrasse ni de morale ni de compassion, mais c’est moi qui doit prendre les décisions. Je peux bien accepter un blâme de 5 crédits pour faire quelque chose de bien. Mais quand une sorte d’organisation clandestine me demande de collaborer secrètement pour le bien du pays ? Quand des pots-de-vin me sont proposés ? Quand le gouvernement m’accorde suffisamment de confiance pour me donner les clés du casier où sont rangées les armes à feu, afin de tirer sur les resquilleurs… dois-je faire feu sur un être humain ? Bon sang, le gouvernement m’offre une prime ne serait-ce que pour tirer, rien que tirer ! Et si je me trompe, si je vais trop vite, si je laisse passer un criminel ou un terroriste, un de ceux qui viennent régulièrement pour se faire exploser de notre côté de la frontière…

Chaque passage, chaque demandeur est un questionnement de ma propre humanité. Chaque décision est un déchirement, un doute qui ne pourra jamais se dissiper. J’espère seulement agir comme il faut, ou tout du moins… au mieux.

Déshumanisation

Le gouvernement durcit la politique d’admissions, il me faut contrôler de plus en plus de choses. Des permis de travail, des fiches d’identité complémentaires, des autorisations diplomatiques, des carnets de vaccination… Pour le bien de Arstotzka, pour sa sécurité. Chaque cas demande de plus en plus d’attention, de plus en plus de temps. Ma productivité baisse, et avec elle mon salaire. Et cette femme qui veut entrer pour rendre visite à son fils malade… son permis n’est pas à jour. Mon fils aussi est malade, je n’ai pas de temps à perdre à discuter. Accès refusé, suivant.

Je me presse. Le gameplay me presse. Pour assurer ma propre subsistance et celle des miens, je dois travailler plus vite. Je répète inlassablement les mêmes gestes, j’acquiers des réflexes. Je répète inlassablement les mêmes mots. Vos papiers, s’il vous plait. J’entends les suppliques. Je ne les écoute plus. Je n’ai pas le temps. Je débite mes phrases machinalement, je ne prête plus attention aux réponses, aux histoires de ces anonymes. Le travail, le jeu me rend étranger à moi-même, et je m’efface au nom de la productivité. J’applique les consignes, mécaniquement, simplement parce que cela me permet d’aller plus vite. Je ne m’embarrasse plus de ces considérations morales qui me tenaient tant à cœur. Je ne parviens même plus à m’en embarrasser. Aliéné, je suis ravalé au rang de machine, froide et calculatrice. Un doute sur le genre d’un demandeur ? Je le déshabille, sans pudeur. Mieux vaut être sûr. Je demande à vérifier ses empreintes digitales. Des complications ? Je l’envoie en détention. Les gardes sont là pour ça.

Bien sûr, je pourrais sans doute encore réagir, faire resurgir mon humanité. Mais la crainte des erreurs, du temps perdu, de la prison qui me guette… Je ne suis plus qu’un rouage, mais tant que je tourne correctement, je suis vivant et aussi libre qu’un rouage peut l’être. Gloire à Arstotzka.

Expérience absolue

Papers, Please ne cesse de questionner le joueur, de le renvoyer à la limite entre humanité et froide cruauté, entre instinct de survie égoïste et altruisme. Quels que soient les choix effectués, il y a toujours une conséquence. Tout cela à travers ce qui n’est en définitive qu’un jeu des 7 erreurs amélioré. Le gameplay évolue de jour en jour, accroissant la tension, le stress, alors qu’il faut vérifier de plus en plus de choses, et appliquer différents traitements selon les situations. Les papiers s’entassent sur le bureau, trop petit pour les laisser tous visibles en même temps. Il faut fouiller, les déplacer, vérifier, les rendre tous à leur propriétaire. Et recommencer. Aussi vite que possible. La répétitivité se fait évidemment sentir : elle est essentielle. Elle est foncièrement narrative, elle sert le propos, l’illustre autant qu’elle le dénonce. Et les quelques améliorations que l’on pourra acheter dans le jeu ne seront là que pour la rendre optimale : un raccourci clavier pour sortir le tampon plus rapidement, un autre pour passer en mode comparaison plus vite… L’expérience d’aliénation est fabuleusement mise en scène : on perd son identité tout en ne faisant que contrôler celle des autres. Je me rappelle du premier écran de jeu : félicitations.

Le jeu dure 31 jours ingame, et propose une vingtaine de fins différentes, avec la possibilité de reprendre la partie n’importe quel jour, et de la continuer dans une nouvelle sauvegarde. Il faut toutefois noter qu’une bonne partie de ces fins se ressemblent fortement et ne diffèrent à vrai dire que dans quelques mots (du moins pour les 7 que j’ai pu atteindre). Ce qui peut sembler frustrant dans un premier temps s’avère en réalité une image frappante de l’inéluctabilité, un rappel au joueur qu’il n’est qu’un rouage de la nation et qu’en tant que tel, il finira comme elle l’entend ou presque. Difficile d’échapper à l’Etat. Une fois la séquence de fin terminée, un écran statistique vient nous rappeler en quelques chiffres les résultats de notre partie. Après avoir été machine, le joueur est traité en machine par la machine : il n’est plus qu’un nombre de passeports tamponnés, validés, refusés…

La boucle est bouclée.

Qu’on ne s’y trompe pas, Papers, Please est une œuvre majeure. Le discours du jeu est profond, percutant, entièrement mis en scène à travers un gameplay évolutif qui fait sens comme rarement. Il faut compter 4h pour arriver au bout des 31 jours du mode Story, ce qui évite de transformer la répétitivité en lassitude et laisse la possibilité d’explorer les différentes fins du jeu. Et pour ceux qui en veulent encore, le mode Endless permet de continuer l’expérience selon divers options, alors que les demandeurs sont générés aléatoirement.

Gloire à Lucas Pope pour cette petite merveille.

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