Hate Plus : Mute’s Golden Days

Depuis 2010, Christine Love est devenue une figure en vue de la scène Visual Novels. Avec Hate Plus, elle donne une suite à son succès de 2012, Analogue : A Hate Story, qui abordait des thèmes forts au sein d’un univers très patriarcal mettant en scène des relations humaines en utilisant paradoxalement des Intelligences Artificielles. Que nous raconte donc cette suite ?

Le vide de la préquelle

Il n’est pas absolument nécessaire d’avoir joué à Analogue pour aborder Hate Plus. Néanmoins, c’est un plus évident : pour les références et le background d’une part, mais surtout pour éviter d’être perdu au tout début du jeu (laissons donc de côté le débat « les Visual Novels sont-ils des jeux ? »), qui paraîtra un peu nébuleux pour les nouveaux venus. Concrètement, Analogue racontait l’enquête menée par le joueur au sujet du vaisseau spatial de colonisation Mugunghwa, mystérieusement réapparu après 600 ans d’absence. Il était aidé dans son enquête par deux IA, *Hyun-Ae et *Mute (l’étoile symbolise l’état d’intelligence artificielle), cette dernière ayant la particularité d’être intimement liée au vaisseau, puisqu’elle en était le Conseiller en charge de la Sécurité. Sans entrer dans les détails, les quelques choix du joueur pouvaient le mener à la fin de l’histoire à partir en compagnie d’une des deux IA.

Hate Plus prend place après les évènements d’Analogue, et il est donc possible d’importer sa sauvegarde de l’opus précédent. Si l’on ne dispose pas d’une telle sauvegarde, l’aventure commence par une petite série de questions qui peuvent un peu déstabiliser car on ne comprend pas bien à quoi elles sont liées : il s’agit en fait simplement de simuler une situation possible de la fin d’Analogue, qui servira de base de départ pour Hate Plus (est-ce que le joueur est parti avec *Mute ou *Hyun-Ae ? Leur relation était-elle amicale ? Ce genre de chose).

Une fois cette étape un peu déstabilisante passée, les choses sérieuses commencent, et à ce moment ne pas avoir fait Analogue ne sera plus un obstacle : si le joueur manquera nécessairement quelques références, il découvrira tout ce qu’il y a à découvrir dans sa nouvelle enquête.

La chute du Mugunghwa

Il reste trois jours avant d’atteindre la Terre. Trois jours durant lesquels Hate Plus entend proposer au joueur de découvrir ce qui a provoqué le déclin de la société qui s’est développée à bord du Mugunghwa. La lutte des classes, les manigances du Conseil (aux mains des nobles et opposé au président Park, élu par le peuple), les trahisons, les enjeux sociétaux et l’impact des mesures prises… Un jeu politique complexe se révèle peu à peu, et s’articule autour de celle qu’il convient désormais d’appeler old *Mute (la *Mute actuelle, si c’est l’IA qui accompagne le joueur, a subi une longue période d’inactivation depuis les évènements du Mugunghwa et a pour ainsi dire été rebootée : sa mémoire a été effacée, et son comportement n’est plus tout à fait le même – elle aura d’ailleurs régulièrement du mal à accepter les agissements de son soi passé). Old *Mute siégeait au Conseil, et jouissait d’un pouvoir politique non négligeable dans le cadre de son rôle de garant de l’ordre. Or il apparaît que c’est son lieutenant, une femme nommée Heo Seo-Yeong, qui serait responsable d’une révolte ayant précipité la chute du régime.

Comment cela s’est-il produit ? Comment la noblesse a-t-elle tenté de conserver le pouvoir ? Pourquoi old *Mute a-t-elle finalement échoué dans sa mission de maintien de la sécurité ? Elections truquées, plans de réforme de l’éducation à l’avantage des nobles formés à la lecture du chinois, mesures visant à apporter une aide financière aux jeunes parents pour relancer une démographie en chute libre sont autant de paramètres jouant un rôle non négligeable dans ce récit passionnant.

Interface

Hate Plus est construit de façon complètement non linéaire. Tout se déroule effectivement comme une enquête à la bibliothèque : les logs sont disponibles, il suffit de les extraire et de les lire dans l’ordre que l’on souhaite. A l’enquêteur de recouper ensuite les informations, de faire émerger une vérité à partir de différents angles de vue.

Contrairement à Analogue, où il fallait soumettre les textes à l’IA pour que celle-ci les commente, ici l’IA qui accompagne le joueur lit en même temps que lui, et commente au fur et à mesure que défile le texte. On gagne ainsi en spontanéité, dans une mécanique essentielle à l’expérience proposée par le jeu : le jugement de l’IA sur les évènements passé fait partie intégrante du propos (on va y revenir), et s’ajoute au propre jugement du joueur, ou plutôt le précède.

Notons également quelques idées intéressantes dans l’interface de jeu (il est tout de même difficile de parler réellement de gameplay). D’abord, son statut même d’interface. Comme dans Analogue, l’interface utilisé par le joueur pour jouer est strictement la même que celle utilisé par le personnage joué pour enquêter, puisqu’il est lui-même confronté à un écran à la fois pour lire les logs et communiquer avec les IA (par un système de roue de dialogues, critiqué par l’IA elle-même en fin de jeu, dans une sorte de prise de recul globale sur les limites de communication de l’activité vidéo ludique). Cette superposition des interfaces créé un sentiment d’immersion et d’implication tout à fait intéressant et finalement nécessaire au moment où le discours dépasse la simple fantaisie pour se faire plus sérieux.

Dans le même ordre d’idée superposant le jeu à la réalité, on a dit plus haut que l’enquête avait lieu durant les trois jours nécessaires au voyage jusqu’à la Terre. La puissance monopolisée pour l’extraction des logs ne permet pas de tout extraire le même jour, et il faudra donc éteindre les machines chaque nuit pour recharger les batteries, ce qui se traduit par une sauvegarde suivie de… douze heures durant lesquelles la sauvegarde est inaccessible. Comme le personnage joué, le joueur est alors contraint de patienter, et n’a rien d’autre à faire alors que ressasser ce qu’il vient d’apprendre, ce qui le force à prendre un minimum de recul par rapport à l’ensemble.

Enfin, signalons que Hate Plus prend place dans un univers qui dépeint une société futuriste coréenne. Conséquence immanquable : la quasi intégralité des personnages portent des noms coréens, pas forcément faciles à intégrer lorsqu’on n’y est pas habitués. Pire, l’importance de la noblesse et donc des familles étendues fait apparaître de nombreux personnages issus d’une même lignée et portant donc le même nom, ce qui multiplie d’autant les difficultés à se rappeler qui est qui. Heureusement, Hate Plus intègre un système de lien permettant de cliquer sur les noms afin de visualiser un portrait ainsi qu’un commentaire resituant le personnage dans la trame scénaristique. Une idée simple (mais absente de Analogue) qui permet toujours de savoir de qui on parle en un clic, et de se remémorer son rôle dans l’histoire.

Il faut tout de même également mentionner la présence de quelques soucis étonnants (surtout pour ce genre de jeu), comme une espèce d’animation de l’écran qui l’amène à clignoter régulièrement, ce qui est assez pénible à la lecture. De la même façon, la molette de la souris, essentielle pour faire défiler les textes (le principe de pagination d’Analogue a mystérieusement disparu, ce qui est bien dommage), subit quelques défauts de reconnaissance, et il faut scroller plus que de raison pour explorer les logs. Un peu plus de fluidité n’aurait pas été du luxe.

L’importance du discours

Comme son aîné, Hate Plus se distingue surtout par son propos engagé, et sa capacité à mettre sa qualité d’écriture au service d’un discours dépassant allègrement le cadre de la « simple » histoire captivante. Les thèmes abordés sont forts, et résonnent forcément dans l’esprit du joueur, d’autant plus que des sujets tels que le patriarcat et l’homosexualité font curieusement écho à l’actualité récente du « monde réel ».

Le monde de Hate Plus est un monde d’hommes, au sein duquel les femmes sont cantonnées à des stéréotypes (forcément trop émotives, leur rôle est de se marier et d’être une bonne épouse plutôt que travailler et exprimer des idées). La chose est poignante lorsque l’on suit Kim, victime de ce qu’on pourrait qualifier d’une quasi-tentative de viol, et dont la première réaction, plutôt que d’être choquée que son vis-à-vis ait continué ses attouchements lorsqu’elle lui demandait de s’arrêter, est de se demander si elle n’a pas involontairement envoyé des signaux laissant penser qu’elle était consentante. Alors que *Hyun-Ae se montre concernée par le statut des femmes, les commentaires de *Mute, à la lecture des logs, sont édifiants. Elle, dont le système est tout juste restauré, juge de façon naïve : « Quel monstre a bien pu apprendre à ces femmes à attendre que l’amour vienne avant, plutôt qu’après le mariage ? », dit-elle à propos d’une femme se plaignant d’un mariage arrangé. Sa restauration la pose en juge neutre, dans le sens où son jugement n’est pas affecté par son expérience ni aucune réflexion : il est la simple image de la culture qui l’a produit.

La chose est criante lorsqu’on découvre l’idylle homosexuelle entre une actrice et une vendeuse de fleurs. *Mute est proprement choquée (« mais, elle croit que c’est un homme ou quoi ? », s’indigne-t-elle lors du premier baiser). Alors même qu’elle ne se manifeste que peu lorsque l’on aborde une relation homosexuelle masculine, elle ne peut accepter cette histoire d’amour entre femmes, qui s’accordent beaucoup trop de libertés à son goût. Le discours de *Mute est sans concession : il est par exemple inconcevable pour elle qu’un homme puisse se marier avec une femme qui travaille, et pire, qui gagne plus d’argent que lui. Selon elle, c’est une inversion de l’ordre naturel des choses, et ce n’est pas rendre service à la femme que de la placer dans une position qu’elle ne saurait remplir.

Conclusion

Le coup de génie de Hate Plus, c’est que old *Mute, qui partage amplement les sentiments de *Mute (ou est-ce plutôt l’inverse ?), était Conseiller de la sécurité à bord du vaisseau. Son attitude ultra réactionnaire et conservatrice s’explique par son rôle même, consistant à maintenir la stabilité à tout prix, à prévenir tout changement. Le jeu devient alors une métaphore complète du conservatisme patriarcal, entravé par une old *Mute qui se pose en obstacle au progrès, puisqu’elle ne peut remettre en question sa propre fonction. Comment interpréter dès lors la chute effective du système, au terme d’un repli aveugle et de machinations en fin de compte vouées à l’échec ? *Mute (l’actuelle), libérée de sa fonction de Conseiller, pourrait bien parvenir à cette étape de remise en question…

Hate Plus est indéniablement une œuvre intéressante. Bien sûr, Analogue explorait déjà les mêmes pistes, et en ce sens Hate Plus n’est pas une révolution. Mais il porte bien son statut de suite, étant la parfaite continuité du précédent volet dans le discours et la construction, avec des améliorations notables dans l’interface (même s’il reste des défauts) ainsi que dans la profondeur d’écriture (même si le travail était déjà plus que convaincant dans Analogue). Ajoutons qu’il est possible (et recommandé) de recommencer une partie avec l’autre IA, histoire de bénéficier de ses propres commentaires : une replay value qui fait sens dans le discours même, puisqu’elle amène un angle de vue et une prise de recul quelque peu différents vis-à-vis de l’ensemble.

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