Analyse : Jeu Vidéo et Récompenses

En tant qu’objet ludique, le jeu vidéo obéit généralement à des concepts propres au jeu. Nombreuses sont les mécaniques à s’appuyer sur le principe d’obstacles à surmonter pour continuer à avancer, à progresser. Et de la même manière, nombreux sont les jeux à récompenser le joueur pour avoir su franchir ces obstacles. En fait, ce rapport du jeu et du joueur à la récompense constitue souvent un moteur essentiel du game design, et parfois même la raison principale motivant le jeu lui-même. Passons donc en revue certains schémas de récompense, et voyons comment les jeux prennent parfois ces schémas à contre-pied pour mieux surprendre le joueur.

(Attention, cet article contient des spoilers sur les jeux Divinity II : Ego Draconis et Braid)

Braid
L’avancée dans le jeu

L’exemple le plus simple et le plus évident est certainement ce qu’on pourrait appeler la « récompense scénaristique ». Résoudre une énigme, vaincre un boss, permet de débloquer la suite de l’histoire, d’avancer dans le scénario du jeu. Le phénomène se cristallise dans l’expression « cinématique de fin », but scénaristique ultime se déclenchant une fois tous les obstacles surmontés. Certains jeux se construisent entièrement autour de la récompense scénaristique. C’est notamment le cas des point’n click, qui ne sont que des suites d’énigmes jalonnant le déroulement de l’histoire. Les jeux de combat positionnent également très souvent une cinématique propre à chaque personnage à la fin de son mode histoire. Dans une moindre mesure, c’est également un moteur typique des plateformers et puzzle game, ou chaque tableau résolu débloque le suivant. Il n’y a pas nécessairement d’histoire dans ce genre de jeu, mais le principe est similaire. On notera que Super Meat Boy permet d’emblée de jouer tous les niveaux d’un monde donné, et que la récompense ne tient donc pas dans le déblocage du tableau suivant… mais dans celui des niveaux du Dark World, accessibles uniquement une fois un niveau normal terminé suffisamment rapidement.

Ce qu’il y a d’intéressant avec la récompense scénaristique, c’est qu’elle tient la plupart du temps ses promesses de récompense : éclaircissement sur un volet de l’histoire, focus sur l’amélioration d’une situation consécutive aux actions du joueur… La plupart du temps, mais pas toujours. Prenons l’exemple simple de Super Mario Bros. Quelle récompense obtient-on après avoir terminé un monde ? Toad qui nous dit « Désolé, notre princesse est dans un autre château ». Statu quo. Rien n’a changé, le joueur n’a rien gagné. Le jeu se construit sur une histoire (très simple), et surtout l’absolue non-évolution de celle-ci, quand bien même le joueur réussit toutes ses épreuves. Une façon amusante de se moquer de la construction du jeu vidéo.

Certains jeux vont encore plus loin dans la récompense scénaristique à contre-courant. Ainsi, après avoir terminé Divinity II : Ego Draconis, on s’aperçoit qu’on a été manipulé par le grand méchant, Damien, et qu’en définitive, c’est lui qui a gagné. La récompense du joueur, pour avoir bouclé le jeu… est d’avoir perdu.

Sans être aussi incisif, le boss de fin de Braid est lui aussi particulièrement notable. Une fois la première partie de son niveau achevée, lorsqu’on atteint enfin la princesse, le temps s’inverse pour nous donner enfin à voir la réalité sous l’angle correct. Une réalité elle-même inversée : Tim est le véritable méchant, tandis que le grand méchant n’est rien de moins que le sauveur de la princesse. Le principe de récompense se trouve inversé également : drôle de récompense en effet que celle qui permet de se rendre compte que l’on est l’ennemi. Fumito Ueda avait d’ailleurs joué sur la même idée avec son Shadow of the Colossus, où chaque victoire face à un colosse plongeait le joueur dans le doute vis-à-vis de son avatar, tant la mort des géants suscitait plus de tristesse et de malaise que de joie d’avoir vaincu.

Bioshock 2

Un autre système de récompense évident est celui qui fait écho au fameux Porte-Monstre-Trésor, que les vieux rôlistes connaissent bien. Souvent guère plus travaillé, on peut l’étendre à tout ce qui est fourni au joueur à la suite d’une épreuve surmontée et qui va améliorer le gameplay, ou rendre la progression plus facile. C’est typiquement le cas des Megaman, où vaincre les boss permet d’obtenir les armes de ces derniers. Dans God of War, on sera récompensé par l’acquisition de nouvelles armes et de nouveaux pouvoirs, qui rendent le personnage plus puissant. Il s’agit même là d’une carotte venant alimenter le level-design : dans les mondes non ouverts, on sait bien qu’il y a souvent au bout du couloir un coffre, un objet qui viendra récompenser l’effort que l’on consent pour s’écarter du chemin principal.

De façon moins matérialiste, le système d’expérience des RPG (et même d’autres types de jeu : les orbes rouges d’un God of War n’étant finalement qu’un système d’expérience à peine déguisé), fait également partie de ces récompenses, rendant peu à peu le personnage plus fort, débloquant de nouvelles compétences au fil des victoires et des quêtes accomplies. On voit même apparaître avec les RPG une notion de choix dans l’attribution de ces récompenses, puisque de nombreux jeux permettent de choisir comment son personnage évolue. Dans le même ordre d’idée, et bien que ce ne soit pas un RPG, Bioshock propose lui aussi d’effectuer des choix au moment d’être récompensé : après avoir mis à terre un protecteur, sauver une petite soeur ou au contraire la sacrifier octroiera une récompense différente pour le joueur, qui lui permettra d’acquérir de nouveaux plasmides.

Certains jeux placent ce type de récompense au cœur même de leur game design. Ainsi un Zelda construit son monde autour des différents items-récompense que Link trouvera au fil de son aventure. Certaines zones ne seront en effet accessibles qu’une fois le bon objet en sa possession. Le principe d’items comme récompense ouvre même la porte à des genres de jeu entiers : les hack’n slash fonctionnent entièrement sur le loot, les objets récupérés sur le corps d’ennemis qu’on décime par centaines (la plupart des MMORPG reprenant allègrement le concept, même si on ne peut les réduire à cela) étant véritablement le moteur de tout diablo-like (à tel point que ces items-récompense se monnaient en argent réel avec la bénédiction de Blizzard, dans le cas de Diablo III). L’exemple le plus probant de cette forme de game design est certainement la saga des Monster Hunter, qui ne s’articule qu’autour d’objets servant à en confectionner d’autres, délaissant même l’aspect scénaristique.

On n’est pas loin d’une mécanique reposant principalement sur la collectionnite, et quelques jeux se sont essayés à en jouer. Ainsi dans Uncharted (du moins les deux premiers volets), il y a une foule de trésors à récupérer au fil de l’aventure. Des trésors qui ne servent à rien sinon débloquer des trophées. Pas de descriptions, pas de rapport avec le gameplay ni l’histoire, ils ne sont là que pour être ramassés et récompenser le joueur de les avoir trouvés. Une récompense purement gratuite, en somme, qui s’alimente elle-même. À peine moins gratuits sont les artefacts que Gomez, le personnage de FEZ, trouvera au cours de son périple. Des artefacts mystérieux, sortes d’indices ésotériques qui n’aideront pas tellement le joueur à résoudre les énigmes du jeu… mais au moins aura-t-il eu la satisfaction d’avoir mis la main dessus !

Burn the Rope
Burn the Rope
Ego

Mais finalement, la récompense ultime est bien souvent celle qui touche directement le joueur, et non plus seulement le jeu. La récompense de l’ego. C’est ce qui rend les jeux difficiles si attractifs, ce qui poussait les joueurs à errer encore et toujours dans Myst, à s’acharner sur les Tortues Ninja de la NES, à recommencer maintes et maintes fois le Cotton Alley de Super Meat Boy, à arpenter les sombre couloirs de Demon’s Soul. Pour la fierté d’être venu à bout de ces obstacles presque insurmontables.

Dès les débuts du jeu vidéo, cette dimension a pris une importance notable : l’arcade, le scoring ne sont pas autre chose. Mieux, ces éléments positionnent le jeu dans la sphère sociale : on n’est plus simplement satisfait de soi et sa réussite seule, on est fier de battre les scores de ses amis, et même d’inconnus. La difficulté devient relative à la population de joueurs, et il ne suffit plus de réussir un niveau : il faut le faire en marquant un maximum de points. Le jeu vidéo met donc en place des systèmes de combos, des secrets, des éléments optionnels, tous récompensant le joueur qui maîtrise son sujet par un gros paquet de points, souvent bien mis en valeur par l’affichage. Depuis la génération Xbox360, le système de succès/trophées n’est pas autre chose, étendant simplement le concept à l’ensemble d’une ludothèque et non plus à un jeu seul. Une idée lancée par Microsoft qui a si bien marché que Sony a dû s’aligner en cours de route, et qu’on retrouve aujourd’hui cette mécanique des succès jusque dans les jeux indépendants uniquement sur PC.

Mais le scoring ou la difficulté ne sont pas les seuls éléments venant flatter l’ego du joueur. Tout simplement, le jeu vidéo s’adresse parfois plus ou moins directement au joueur. La plupart du temps, quel que soit le personnage incarné, le joueur est un héros, un leader, celui qui va sauver le monde, ou quoi que ce soit qu’il y ait à sauver. Lorsque le joueur incarne un avatar (et non un personnage prédéfini, comme peuvent l’être Niko Bellic ou Nathan Drake), c’est à lui que s’adressent les mots complaisants de l’univers du jeu. Prenez un STR, cliquez sur une unité alliée. « Oui, chef ! » ; « A vos ordres ! » ; « vos désirs sont des ordres ! »… autant de douces litanies à l’oreille du joueur, qui ne voit pas seulement ses soldats lui obéir, mais carrément exprimer leur obéissance et leur assujettissement. L’exemple peut paraître trivial, mais n’est finalement qu’un aboutissement du principe d’identification, qu’on retrouve très largement dans les RPG occidentaux, qui demandent souvent de créer son propre personnage. Etant le héros, tout discours flatteur et toute réussite peut donc être pris pour soi. Le summum de l’identification est certainement atteint par Football Manager et ses concurrents. Dans Football Manager, impossible d’incarner un entraîneur existant : l’entraîneur EST le joueur, est félicité à chaque grand match gagné, à chaque trophée ramené, et ce par l’ensemble des observateurs : anciennes gloires du club, comité directeur, presse… Cet incroyable univers simulé, formidable base de données réelles, acclame le joueur qui finit par trôner tout en haut du panthéon, au côté de noms bien connus. Ultime consécration.

Tetris
Tetris
Quatrième mur

Et puis, il y a ces jeux qui s’adressent au joueur en tant que joueur, brisant, ou au moins fissurant le quatrième mur. On peut noter quelques mentions anecdotiques, comme le « you win ! » typique des jeux de baston, comme les Street Fighter, ou le « level complete » qu’on trouve dans de nombreux puzzle games. Jusqu’ici, rien de vraiment remarquable, d’autant que le jeu se contente finalement d’énoncer un fait. Certains jeux ne s’arrêtent toutefois pas à un simple « level complete », mais annoncent la clôture d’un tableau de façon plus flatteuse : « congratulations ! » et autres « Super ! » donnent un ton déjà plus marqué, en apostrophant directement le joueur.

On atteint sans doute le summum de la gratification personnelle, du moins en termes de discours, dans le génial Burn the Rope, qui propose au joueur un challenge dérisoire mais chante ses louanges tout le générique durant (un peu comme dans Portal, d’ailleurs). Cette chanson à la gloire du joueur, qui égraine les « You’re the hero we all wish we could be ! » (« Tu es le héros que nous aimerions tous être ! »), dure même plus longtemps que le jeu lui-même ! S’il y a un jeu auquel il faut jouer les soirs de déprime, c’est bien celui-là.

Quelques jeux vont pourtant à contre-courant de ce discours visant à encenser le joueur et le mettre sur un piédestal. Dans une certaine mesure, Portal est de ceux-là, puisque Chell (l’héroïne du jeu) n’étant jamais nommée, c’est bien à nous joueur que GladOS s’adresse lorsqu’elle se moque de nous ou nous félicite avec force ironie. De façon beaucoup plus marquée, on citera Give Up, plateformer qui annonce la couleur dès le titre : ici le jeu pousse le joueur à abandonner, et c’est lorsque ce dernier succombe à la tentation que la machine se fait la plus douce, le consolant, le rassurant en lui disant que non, gagner n’est pas si important que ça et qu’après tout, il a fait de son mieux et n’a rien à regretter. Que l’on termine le jeu, et la machine nous félicitera à peine, préférant nous déclarer « obstinés ». Un regard cruel (mais lucide) sur les mécaniques de jeu… côté joueur !

Citons pour terminer le cas de Tetris (ce dernier exemple ne lui est pas exclusif, mais il l’illustre sans doute mieux qu’aucun autre jeu). Dans Tetris, faire un bon score ne se limite pas à une suite de chiffres impressionnants. La machine y va de son bravo personnalisé, avec une animation montrant une fusée décollant, dont la taille varie selon que le score est plus ou moins élevé. Un message de félicitations qui ne doit cependant pas faire oublier au joueur que ce score n’est pourtant pas l’aboutissement d’une victoire… mais d’un échec. Dans Tetris (du moins pour le mode A), pas de victoire possible. Finalement, la récompense ultime reste le jeu lui-même.

2 réflexions au sujet de “Analyse : Jeu Vidéo et Récompenses”

  1. Très instructif ! Des choses que l’on connaît bien, pour les avoir vécues, mais de là à y avoir réfléchi… Merci beaucoup. Dommage que ça s’arrête là.

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