Socrates Jones : Pro Philosopher

On a tous en tête quelques idées sur le jeu de nos fantasmes. Des idées de gameplay, de décors, d’ambiance… Mais bien souvent, c’est totalement par hasard que l’on tombe sur des jeux basés sur des concepts auxquels on n’avait jamais songé, et qui s’avèrent pourtant subitement essentiels, comme si on les avait attendus depuis toujours. C’est le cas – au moins pour moi – de Socrates Jones : Pro Philosopher, un… simulateur de Socrate. Si. Et gratuit, en plus.

Tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien

Le dialogue est évidemment un élément courant du jeu vidéo (et de la vraie vie, au passage). Mais il est rarement au cœur du gameplay (à part chez les derniers Telltale, peut-être). Ici nous incarnons Socrates Jones, un comptable descendant de Socrate (il n’y a pas de faute, Socrate s’écrit en anglais Socrates, et ceci nous permettra au moins de distinguer les deux personnages), dont la fille est férue de philosophie. Socrates n’y entend pas grand-chose et le dit lui-même : « tout le monde dans ma famille s’intéresse beaucoup à la philosophie, mais moi je n’arrive pas à rentrer dedans. Pourquoi devrais-je m’inquiéter de la nature du Bien et du Mal ? ».

Le tutorial est humoristique et place tout d’abord Socrates dans une situation réelle concrète : il est confronté à un démarcheur qui tente de lui refourguer un produit révolutionnaire que repousse les cerfs. En plein New York. Complètement naïf, indécis, Socrates ne sait comment prendre le discours de son interlocuteur, et sur les conseils de sa fille il s’agit alors d’apprendre à questionner, de démêler ce qui fait sens et ce qui est hors de propos, ce qui relève de la rhétorique pure ou de la vérité. En un mot, le jeu nous propose de décortiquer les rouages d’un débat. Aussi ce tutoriel un rien décalé est abordé dans le plus pur style socratique : le discours est pris au sérieux, et les questions doivent amener le vendeur à reconnaître qu’il tente d’escroquer son client (c’est la fameuse maïeutique).

La mécanique est simple, et chaque débat se présente de la même façon : l’adversaire énonce sa position dans une phase de présentation, à travers un certain nombre de sentences. Puis vient la phase de débat proprement dite, où Socrates et le joueur peuvent agir. Pour chaque sentence, il est possible de demander plus de détails (une option jamais inutile en philosophie, où bien comprendre le discours n’est pas toujours chose aisée), de questionner sa pertinence, ou de pointer du doigt une contradiction avec un élément précédemment établi. On retrouve là typiquement les principes du dialogue Socratique mis en place par Platon, agencés dans un gameplay simple et efficace.

Après en avoir terminé avec le vendeur, Socrates doit emmener sa fille en cours. Mais le débat les a mis en retard. Ils se hâtent alors, et malheureusement… meurent dans un accident de voiture. Ils se retrouvent alors dans un monde étrange : le royaume des Idées, monde de l’Intelligible dans lequel errent les plus grands penseurs de l’histoire. Une chance est alors donnée à Socrates de regagner son monde et sa vie. Pour cela, il devra répondre à l’une des plus grandes questions philosophiques : quelle est la nature de la morale ?

Une vie sans examen ne vaut pas la peine d’être vécue

Le scénario n’est évidemment qu’un prétexte à la mise en place du jeu, qui s’avère admirablement construit. Nul besoin d’être un philosophe averti pour s’y essayer, d’ailleurs. Le gameplay repose sur l’ignorance affirmée de Socrates, et sur la méthode dialectique du « vrai » Socrate (laissons donc de côté le débat sur son existence avérée). Tout comme ce dernier, il s’agit donc de décortiquer le discours qui nous est proposé, de le rendre explicite et d’en pointer les failles, sans jamais se départir de l’hypothèse de base : nous sommes conscients de notre ignorance, et c’est cette conscience qui nous pousse à l’examen de toute assertion (ce que Descartes reprendra plus tard sous la forme du cogito). Nul besoin de bagage philosophique préalable, donc, seulement d’une méthode d’examen, qui se trouve être le gameplay du jeu. Jouer à Socrates Jones : Pro Philosopher, c’est apprendre à philosopher.

Afin de mener à bien la quête qui nous est proposée, il va donc falloir s’engager dans des dialogues mettant en scènes divers penseurs ayant chacun leur opinion sur la nature de la morale. A travers eux et le jeu lui-même, c’est un passage en revue de différents courants de pensée, de différentes visions de cette notion essentielle et fondamentale de la vie en société. Eutyphron lui prête une origine divine, Hobbes affirme qu’elle provient du contrat social, John Stuart Mill qu’elle découle de la recherche du bonheur, Kant qu’elle se définit par l’intention et non par les conséquences… (oui, ce jeu permet de dézinguer Kant dans une baston argumentative ! Quand je vous parlais de fantasme ! Notons au passage certains traits d’humour, comme l’accent mis dans la présentation de Kant sur les propos obscurs de ce dernier et la difficulté à appréhender sa pensée – ceux qui ont déjà lu les œuvres du maître comprendront)

Où se trouve la faille dans ces raisonnements ? Comment réfuter correctement et parvenir à la véritable solution ? Syllogisme trompeur, confusion de la cause et de la réalisation, raisonnement par élimination omettant la possibilité d’oubli, le joueur doit alors disséquer la rhétorique et la dépouiller. La réflexion philosophique sur la nature de la morale est réelle. En abordant différents points de vue, en ayant pour objet de les étudier correctement, elle amène le joueur à comprendre et réfléchir sur ce sujet majeur, jusqu’à sa conclusion. Le tout de façon ludique, et non dénué d’humour. Le jeu vidéo serait-il une porte d’entrée insoupçonnée vers la philo ?

Les gens qu’on interroge, pourvu qu’on les interroge bien, trouvent d’eux-mêmes les bonnes réponses

Le jeu est fidèle au Socrate tel qu’il est décrit par Platon. La fausse naïveté légendaire du philosophe grec se retrouve ici à travers la naïveté réelle de Socrates, contrebalancée par le joueur lui-même, qu’il dispose de notions philosophiques ou qu’il ait simplement l’intuition d’une piste à explorer, puisqu’après tout c’est le but du jeu. Tatillon, refusant de laisser la conversation en plan tant que tout n’est pas clair, toujours désireux de voir son interlocuteur se rendre compte de ses erreurs, les aspects plus critiques de Socrate sont également pointés du doigt. En effet, à plusieurs moments Ari, la fille de Socrates, lui reproche d’accorder plus d’importance au style et à la façon dont il réfute les autres qu’au contenu véritable du débat : lorsque l’on pointe une contradiction dans le discours adverse, un écran façon Ace Attorney s’affiche, où le célèbre « Objection ! » est remplacé par « Non sens ! ». Or c’est un point qui est également reproché à Socrate, y compris même dans certains dialogues platoniciens (Gorgias, par exemple, où les protagonistes sont à ce point lassés qu’ils finissent par laisser Socrate parler tout seul à la fin). Evidemment, Socrates réplique qu’au contraire, son acharnement à réfuter témoigne simplement de son obsession de la vérité, de son refus d’accepter toute nouvelle idée sans examen soigneux : en d’autres termes, il ne s’agit pas de prouver que les autres ont tort, mais de voir s’ils ont raison.

Socrates Jones : Pro Philosopher est une perle. Ovni de par sa conception, son gameplay et son thème, il se paie en plus le luxe d’être effectivement intéressant sur le plan philosophique. La conclusion de la quête de Socrates est à ce sujet éloquente, tant elle porte à la fois sur la question posée (la nature de la morale) et sur l’importance de cet élément essentiel de la vie en société : le discours, son intelligibilité et la façon de discuter son point de vue. Et parce que la sagesse est une richesse de la pensée, tout cela est gratuit. En tout cas, moi, j’ai réalisé un de mes fantasmes.

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