
Retour aux sources
Alors que Rage (Tape 2), la seconde partie de Lost Records: Bloom & Rage devrait être disponible le 15 avril 2025, il est temps de revenir sur Bloom (Tape 1), le premier épisode de la dernière production de Don’t Nod. Après Harmony: The Fall of Reverie, Jusant et Banishers: Ghosts of New Eden, le studio parisien revient clairement aux sources de son succès, à savoir le jeu d’aventure narratif à embranchements qui lui est cher. De plus, ce nouveau titre entre dans la catégorie des teen movies et n’est pas sans rappeler Life Is Strange sur bien d’autres points encore. Si le soft ne relève pas de la série iconique, désormais confiée à Deck Nine, il en est clairement le descendant spirituel. La formule a déjà fait ses preuves, voyons ce qu’il en est pour Lost Records à l’issue de ce premier opus introductif.
L’aventure prend place ici sur deux époques. La première, actuelle, se situe en 2022, alors que Swann, qui vit désormais à Toronto, au Canada, revient de l’autre côté du lac, à Velvet Cove, qu’elle a quitté il y a 27 ans de cela. À l’époque, c’était une jeune adolescente de 16 ans, solitaire, introvertie et mal dans sa peau. Rousse et empotée, avec ses kilos en trop, elle se trouve moche et se réfugie dans la lecture et le cinéma fantastique et horrifique, mais aspire aussi, comme toutes les filles de son âge, à avoir des amies et même fréquenter des garçons, ou des filles. Mais au cours des vacances estivales de 1995, alors qu’elle s’apprêtait à déménager à Vancouver, elle rencontra trois super amies, tout aussi marginalisées et impopulaires qu’elle : Autumn, Kat et Nora. Ensemble, elles vont passer un formidable été, mais quelque chose va les pousser à se promettre de ne plus jamais se revoir. Et voilà qu’aujourd’hui, elles s’apprêtent à rompre ce serment.
Autumn, dont elle n’avait plus de nouvelles, l’a en effet contacté pour lui donner rendez-vous après avoir reçu un colis adressé à elles quatre au sujet de Bloom & Rage. Les souvenirs sont lointains et chacune ne se rappelle plus vraiment ce qu’il s’est passé, ou ne veut pas se le rappeler, mais est tout de même intrigué par ce paquet. Dans cette petite ville portuaire où la chasse au cerf est une véritable religion, les quatre amies ont eu du mal à trouver leurs marques. Entre Autumn, la skateuse qui vend des glaces à côté du vidéoclub et joue de la basse, Nora, sa meilleure amie sans filtre, rebelle et volubile, qui l’accompagne à la guitare et rêve de percer un jour à Los Angeles, et Kat, la petite teigneuse dont la sœur est une pétasse idiote amourachée d’un abruti spécialiste du harcèlement, une franche amitié était pourtant née, qu’a-t-il bien pu se passer ? Quelqu’un semble vouloir qu’elles se souviennent. Quel est ce secret enfoui au plus profond d’elles-mêmes ? Sont-elles en danger ?
Alors qu’en 2022, les traces du Covid 19 sont encore bien présentes un peu partout (affiches précautionneuses, masques…), les références nostalgiques aux années 90 pullulent, que ce soit le précieux caméscope de Swann qui ne la quitte pas où les cassettes VHS qu’elle loue, mais aussi les CDs avec leur lecteur portatif, les débuts d’internet, les tamagoshis, les compils enregistrées sur cassettes magnétiques, la boîte à meuh, ou encore les pez au goût de craie… La carte de l’adolescence est également jouée à fond, avec toute l’insouciance et la passion qui l’accompagnent. On sent clairement le plaisir partagé de passer du temps ensemble. Mais si cette époque de la vie, où l’on passe son temps à ne rien faire, peut être formidable, elle est aussi parsemée de désagréments qui ne sont pas occultés. C’est une période difficile où l’on se cherche, où il faut apprendre à accepter son corps, que ce soit l’embonpoint de Swann où l’acné de Nora. Et si c’est le grand moment de l’amitié, de l’amour et des expériences, c’est aussi une période de conflit contre un peu tout, avec toute la colère et la rage que cela peut générer.
Même si la nostalgie et la mélancolie sont inévitables, ce n’est donc pas qu’une période idyllique, et ça, Lost Records le met bien en avant. La vision des quarantenaires qu’elles sont devenues sur elles-mêmes n’est d’ailleurs pas tendre. Bien entendu, surtout dans cette première partie où l’on pose le décor, l’accent est surtout mis sur les personnages et il ne se passe pas encore grand-chose, mais cela permet de bien faire connaissance. Et à travers l’époque présente et les flashbacks pour se remémorer ce fameux été 95, l’ambiance est bien posée. Les personnages sont consistants et l’on s’y attache facilement, avec quelques passages touchants qui savent mettre les poils, d’autant plus que les musiques sont encore une fois de très bonne facture, tout comme le doublage en français. Don’t Nod oblige, on retrouve aussi une petite touche de fantastique et même des passages un peu flippants où l’on se déplace dans le noir, avec seulement la lumière du caméscope de Swann pour s’éclairer.
Côté gameplay, pas de grande surprise, on reste sur de classiques dialogues à choix multiple, parfois avec un timer sur certaines réponses pour obliger à se décider rapidement. Mais il y a aussi des options qui n’apparaissent que si on laisse un certain temps s’écouler avant de répondre, ou seulement si l’on regarde dans une direction précise, ce qui est plutôt sympathique. Mais on peut aussi ne rien répondre. Les réflexions intérieures de Swann viennent, de plus, étayer tout cela. Bien entendu, les actions et les propos tenus ont une incidence plus ou moins grande sur la suite de l’histoire, comme sur la façon de réagir des autres protagonistes. Le ressenti de ceux-ci, suivant s’ils approuvent ou désapprouvent, tout comme le lien que cela crée avec eux, sont symbolisés par un petit visuel. De la même manière, suivant le chemin que l’on choisit de temps en temps d’emprunter, on sera accompagné par telle ou telle personne avec qui échanger, et donc créer des liens.
Ceci dit, si cela a une incidence sur les lignes de dialogue proposées, ou sur les scénarios débloqués, la trame principale reste la même. Notons que chacune des 25 scènes du jeu peuvent être rejouées à loisir pour essayer d’autres options. On peut alors opter pour le mode histoire afin de prendre en compte l’incidence des nouvelles décisions prises, ou le mode collection, pour conserver la trame initiale. Outre découvrir les scènes ratées ou les pauses contemplatives et autres éléments à côté desquels on peut être passés, cette dernière option sert aussi à partir à la chasse aux collectibles (d’où son nom). Swann peut en effet filmer plusieurs plans, regroupés dans différents thèmes, à l’aide de son caméscope, afin de construire ses mémoires, des vidéos en VHS avec un rendu convaincant, y compris les imperfections qui vont avec (résolution, grain, tremblement, surexposition…). Mais cela a tendance à pousser à ne regarder que par l’œil de la caméra, ce qui est bien dommage.
Les huit heures que dure environ l’aventure, si l’on reste concentré sur l’histoire, avec les habituelles statistiques des moments clés à la fin du jeu, peuvent ainsi être rallongés. Si vous ne prenez pas le temps d’explorer tous les dialogues proposés, afin de mieux connaître chaque individu, ce temps peut aussi être réduit, mais ce serait passer à côté de ce qui fait le sel de ce premier épisode. De plus, certains détails alors glanés peuvent servir par la suite. Et le soft ne manque pas d’humour, dans les situations proposées comme dans les dialogues. À côté de cela, les autres éléments de gameplay sont vraiment très basiques : lire des SMS, allumer des appareils, examiner des objets, nettoyer des toiles d’araignées, éveiller des souvenirs… avec de simples clics.
Il faut bien tout explorer si vous ne voulez rien rater, mais cela en vaut la peine, car le titre est visuellement séduisant avec beaucoup de détails et des personnages aux regards et aux expressions charmants. Côté animation, en dehors des PNJ qui peuvent parfois vaquer à leurs occupations de manière un peu trop robotique et saccadée, ou au contraire rester un peu trop figés, nous avons affaire à quelque chose de très soigné. Et les cinématiques sont bien entendu impeccablement travaillées, avec de superbes plans bien choisis. Le titre regorge de moments magiques, pleins de douceur. Précisons que la vue subjective a été retenue pour 2022, mais que c’est en vue à la troisième personne que l’on parcourt 1995. Cela permet d’encore plus différencier les deux époques. Le titre est dépourvu d’ATH, les objectifs n’apparaissant que dans le menu pause, ce qui est très bien pour une meilleure immersion, mais on regrette le réticule en vue subjective perpétuellement placé sur le visage de nos interlocuteurs. De même, le soft fait le point sur ce que l’on regarde, floutant le reste, ce qui ne s’avère pas toujours idéal. Et puis il y a les incontournables murs invisibles…
Côté griefs toujours, on peut citer la présence de quelques artefacts et autres plantages regrettables. Il y a aussi les dialogues contextuels qui se poursuivent même lorsque l’on s’éloigne, ce qui est assez étrange, ainsi la synchronisation labiale, trop souvent décalée en français. Dans la même veine, les mémoires de Swann sont commentées, mais sans que le son des séquences filmées soit coupé, ce qui fait que cela se chevauche maladroitement, dommage. Très contemplatif, Lost Records est par contre accompagné d’une magnifique bande son. L’analogie avec Life Is Strange est incontournable, que ce soit au niveau de la thématique ou de l’ambiance musicale, mais aussi sur de nombreux autres détails, comme la rebelle Chloé qui cède la place à Nora. Et si Max avait un appareil photo et construisait son album, Swann a son caméscope et fait des vidéos. Il est en effet possible, à tout moment, de faire du montage en choisissant les scènes, filmées toutefois avec un zoom un peu trop rapide et saccadé, puis en les organisant librement afin de créer la vidéo de ses rêves.
Séduisant, Lost Records: Bloom & Rage (Tape 1) est une bonne entrée en matière qui permet de bien poser la situation et l’ambiance, tout en s’inscrivant comme descendant spirituel de Life Is Strange dont il reprend les codes. Il y a bien quelques petites imperfections que l’on peut soulever, mais l’essentiel est là : de belles images, des personnages consistants et attachants, de l’humour, des instants magiques et de l’émotion, ainsi que l’incontournable touche surnaturelle. Tout est prêt pour accueillir Rage, le deuxième volume qui, on l’espère, va nous exploser à la figure.