Critique

The Blind prophet

Développeur : Ars Goetia – Éditeur : Ars Goetia – Date de Sortie : 5 février 2020 – Prix : 19.99 €

Quelle époque éprouvante pour les vieux briscards au cœur alourdi par le poids des ans ; pour les séniles qui se complaisent dans le bonheur illusoire d’un temps perdu ; pour les nostalgiques qui se refusent de voir la cruelle vérité, la chronique d’une mort annoncée : celle du point&click. Infâme disgrâce pour un genre qui autrefois dominait la scène vidéoludique, en proposant pléthore de chefs-d’œuvre. Au revoir au mystique Gabriel Knight ; bon vent à l’hilarant George Stobbart et à l’intrépide Nicole Collard ; et que dire du fantasque Guybrush Threepwood, pirate émérite™ passé maître dans l’art goguenard de l’insulte… Qu’ils reposent tous en paix, ces vétérans tombés au champ d’honneur. Mais voilà que j’entends déjà le souffle spectral des fantômes de la saga Blackwell ; les cliquetis métalliques du monde de Deponia ; les grognements gutturaux des démons que combattent les Unavowed. Ponctuellement, le point&click se réveille d’un long coma pour se payer un baroud d’honneur et rappeler à la terre entière qu’il était un genre qui comptait. Cocorico, c’est aujourd’hui au studio français Ars Goetia de s’y coller avec The Blind Prophet, dont le héros, cercueil en guise de barque, vogue vers le sauvetage d’une humanité naufragée et au bord de l’extinction. Tout un symbole.

Chouette comics...

Une vingtaine d’années après une grave crise écologique qui a vu disparaître une bonne partie de la faune marine, la ville portuaire de Rotbork est plongée dans un tohu-bohu de plus en plus instable. Ses rues malfamées débordent de gangsters sanguinaires, la drogue circule librement de main en main, tandis que la police peine à cacher sa corruption. C’est là l’œuvre insidieuse de démons, que Bartholomeus — apôtre immortel descendu directement du paradis — devra éliminer. Rude tâche qui attend notre protagoniste, car les suppôts de Satan ont pris forme humaine, et ont investi différents postes-clés qui régissent la cité de Rotbork, pour mieux exercer leur influence perverse. Fort heureusement, Bartholomeus n’est pas un rigolo, oh non !

Avec son manteau de cuir noir orné d’une croix latine, sa lourde épée dans le dos et sa gueule cabossée, l’envoyé des dieux fait immédiatement penser à l’archétype du héros bottant le cul de créatures occultes, qui sévissait dans les médias des années 1990. Un hommage clair à la pop culture du siècle dernier, qui se passionnait pour les brutes au cœur tendre dézinguant à tout-va sorcières, vampires et loups-garous. Cette influence se ressent aussi dans la construction du scénario — qui ne surprendra pas grand monde — où chaque méchant liquidé sera aussitôt remplacé par un autre antagoniste encore plus vilain, avant de remonter progressivement jusqu’à celui qui tire réellement les ficelles.

Par l’intermédiaire des démons que rencontre l’apôtre, The Blind Prophet nous expose une critique acerbe de notre société, où la satisfaction du désir prend le pas sur la morale. Du capitalisme à l’écologie, en passant par les inégalités sociales et le manque de déontologie journalistique : tous les sujets chauds du moment sont traités, généralement avec un cynisme qui sait se montrer délicieux (on s’esclaffera à grand bruit à plusieurs reprises) ; « généralement », car il arrive à The Blind Prophet de se perdre dans un humour plus grotesque, fait de blagues lourdingues et prépubères, qui tranche avec l’atmosphère mature du titre, et dessert son propos. Une maladresse d’écriture qui s’élargit d’ailleurs au développement des personnages secondaires, creux et oubliables, mais qui auront au moins le mérite de mettre en avant la gouaille de Bartholomeus. 

En revanche, lorsqu’il s’agit de déployer une direction artistique à la fois cohérente et originale, le studio Ars Goetia se montre sans faille. Face à l’impétueuse beauté des tableaux que l’on traverse, on ne peut s’empêcher d’éructer un « Woah » émerveillé et mérité. En effet, tous les décors ont été travaillés avec un soin amoureux et réfléchi, la saturation de couleurs profondes permettant d’appuyer sur l’ambiance glauque et pulsionnelle qui se dégage de la ville de Rotbork. Cette esthétique hallucinée sublime par ailleurs la mise en scène de The Blind Prophet, qui se déploie principalement grâce à des cases façon comics, accompagnées d’une techno aux beats pêchus qui rythme parfaitement l’action. On regrettera juste l’absence de doublages qui, avec les bons acteurs, auraient pu rendre l’expérience inoubliable.

 

... Médiocre point&click

Mais voilà, si la beauté irréprochable de The Blind Prophet apporte l’ivresse, cette dernière semble hélas éphémère, car mise en défaut par des mécaniques de Point&Click maladroites et perfectibles. Pourtant, tout ne commence pas trop mal avec une roue d’actions certes classique (observer, prendre, utiliser et discuter), mais qui permet, grâce à la profusion d’éléments avec lesquels interagir, de lire les bons mots de Bartholomeus face à certaines situations incongrues. Il est par exemple fendard de voir la réaction de notre apôtre, lorsqu’on lui demande pour la énième fois d’entamer une conversation avec une porte.

Sauf qu’une fois les premiers amusements passés, on se rend compte que le nombre d’objets à ramasser pour progresser dans notre quête est famélique ; que le jeu a la fâcheuse tendance à recycler certains casse-têtes plusieurs fois dans l’aventure ; et que ceux-ci se montrent au mieux trop faciles, au pire très imprécis (mention spéciale au puzzle qui consiste à reconstituer un corps). The Blind Prophet fait finalement partie de cette catégorie de Point&Click qui nous tient constamment par la main — par exemple, on ne peut pas récupérer un objet tant que le jeu ne l’a pas décidé — et que l’on parcourt en ligne droite.

Si The Blind Prophet ravira sans conteste les esthètes, grâce à un sans-faute au niveau de sa direction artistique, il risque en revanche de décevoir les férus de point&click qui attendaient le jeu français comme le messie. Trop perfectible dans ses mécaniques, le titre d’Ars Goetia se montre tout de même capable de happer le joueur, grâce à un récit qui ne manque pas de piquant, et un scénario globalement maîtrisé.

Gattu

Gattu

Joueur biberonné à quelques vieilleries telles que Secret Of Mana, Half Life ou Day of the Tentacle ; aujourd'hui reconverti sur les jeux narratifs, principalement par manque de temps et... de temps.

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