Humeur

Ducktales Quackshots

Quand les attentes des joueurs ne font pas votre légitimité

Nous sommes le 1er avril. En plein confinement, les poissons ne se trouvent que sur notre île d’Animal Crossing (avant qu’un lapin tout droit sorti de « Five Nights at Freddy » ne vienne tout transformer en œufs) et personne n’est vraiment d’humeur à ce que l’on joue avec nos nerfs entre deux poissons d’avril et fausses annonces en tout genre. C’est à ce moment que survient le tweet le plus enthousiasmant et rageant de la journée… Le tout-en-un, l’ascenseur émotionnel, celui qui va nous faire passer un sale moment de confinement.

FDG Entertainment, éditeur allemand de plusieurs jeux mobiles passables mais aussi des excellents Monster Boy et Blossom Tales (et du moins intéressant Oceanhorn par exemple) nous titille avec un tweet destiné à plusieurs amoureux.ses de la franchise Ducktales de Disney. « La Bande à Picsou » pour les francophones.

Il compile trois choses :

  • La nostalgie de Ducktales (le jeu original sur Nes)
  • La nostalgie de Quackshot (le jeu original sur Megadrive)
  • Mais aussi et surtout l’amour des gens pour la nouvelle série animée Ducktales de 2017 qui n’a de cesse d’être inventive au fil des épisodes et des années.

On nous annonce ce Ducktales Quackshots venu de nulle part, développé par le studio Game Atelier déjà responsable de Monster Boy. C’est officiel, balance comme ça sur Twitter mais évidemment… C’est un poisson d’avril.

Un très mauvais poisson. Infect, brun, grisâtre, coloré de milliers de pustules de dégouts comme autant de créateurs et joueurs qui avec ce tweet, voient bien ce qu’est en train de tenter de la pire des façons FDG Entertainment. On s’y attend : avec ce tweet, ils vont nous dire peu ou prou que Disney est une firme peu ouverte et méchante qui ne veut même pas filer ses franchises, alors autant y aller au forcing. C’est rageant, ça va dans le mauvais sens, ça se glorifie à outrance en brandissant la carte du gentil petit développeur contre le méchant géant de l’industrie et ce 1er avril est donc, pour tous les nostalgiques et amoureux de Picsou et sa bande, complètement triste.

Le lendemain, un tweet vient tout confirmer. Ils ont bien bossé sur cette franchise. Ils l’ont proposé à Disney. La firme n’en a pas voulu. Alors cela aurait été dommage de garder ça pour eux ! Et si on en faisait un coup marketing planqué sous un poisson d’avril rance ? Et le plan s’est déroulé sans accrocs.

Frank Angones, Co-Producteur Exécutif de la nouvelle série animée, ainsi que Ben Schwartz, doubleur de Fifi, se sont enthousiasmés de voir venir cette version. Comme nous tous, si nous n’avions pas l’habitude du mois d’avril et de ses désillusions. Fiers de leur coup, les responsables du compte Twitter de FDG reviennent à la charge en continuant le forcing envers Frank Angones.

« Si vous parvenez un jour à convaincre Disney ». Nous en sommes là : ils n’ont pas réussi à convaincre Disney à l’époque, avec sans doute davantage de matériel et de pitch que dans ce seul tweet du 1er avril, mais ils prennent les créateurs de la série et tous les joueurs par les sentiments pour qu’eux, ensemble, jouent les ambassadeurs et fasse leur communication à leur place.

Le pitch d’un jeu, la proposition globale, y perd toute sa valeur. Maintenant, on veut faire un jeu « parce qu’il y a une pression des fans ».

Cela nous rappelle beaucoup choses. Bioware qui change la fin de Mass Effect 3, le Sonic horrible du film éponyme qui change de look, la relégation d’une actrice en figurante dans le dernier Star Wars au cinéma, tous ces moments particuliers ou l’esprit créatif n’est plus, qu’il soit bon ou mauvais. Un monde ou désormais, c’est Twitter et les autres réseaux sociaux qui décident de l’axe artistique des productions à venir. Plutôt que de surprendre le fan, on ne veut plus en choquer ni en blesser, alors on va toujours dans leur sens. Cette direction qui pense que les fans ont toujours raison alors que, surprise, ils ont bien souvent tort. Parce que le joueur n’est pas le créateur, le réalisateur n’est pas le spectateur. Parce que créer n’est pas consommer et consommer n’est pas créer.

Maintenant, FDG passe à l’étape supérieure : on demande aux fans de réaliser tout le travail de « négociations » envers un studio pour signer un jeu sur 4 screenshots du premier avril.

4. Seulement quatre screens (par ailleurs complètement faux et montés de toute pièce, ce sont semble-t-il des éléments de concept-art). Comment tant de fans peuvent-ils réellement donner le champ libre (si tant est que ce soit à eux de le faire) à partir de quatre images ? Un bon jeu, un bon film, se décide-t-il en quatre captures ? Même une bande-annonce ne veut plus rien dire de nos jours, tant les joies du montage font d’une œuvre quelque chose de totalement différent une fois promu en quelques minutes. En bien ou en mal d’ailleurs, les exemples sont nombreux. Tout le monde a misé sur l’étron Suicide Squad via sa bande-annonce, personne ne croyait en Ant-Man en voyant les premières images. Le produit promotionnel est faussé et accouche parfois d’une création totalement différente de la façon dont on l’a présentée au grand public. C’est aussi ça, l’art et la magie de la confrontation entre l’artistique et le marketing.

Disney va se prendre insultes, colères et pétitions (c’est déjà le cas à l’heure ou j’écris ces lignes) comme s’ils ne savaient pas ce que les « vrais fans veulent », comme si Disney était le grand méchant dans une histoire donc on a absolument aucune information.

Mais les choses sont compliquées quand on est un gros studio. Les franchises, les licences, les droits d’acquisition, les projets en cours, les projets à venir… Tout a une répercussion sur l’industrie. Aussi nombreux soient les fans derrières leurs écrans, jamais il ne doit leur être donné les pleins pouvoirs sur le créatif d’une œuvre. Sinon, il en sera terminé de la surprise, de l’étonnement, de l’originalité. Qu’elle soit bonne ou mauvaise, la surprise est toujours plus satisfaisante qu’un produit calibré pour et AVEC les fans.

Si vous aimez Ducktales, si vous aimez Quackshot alors respectez vos licences, mais respectez aussi la créativité des développeurs qui se retrouveront un jour peut être derrière un projet quelconque autour de ces séries. Respectez le fait que ce n’est pas quatre screenshots qui définissent les qualités d’un jeu et la légitimité d’un studio pour travailler sur un titre que seuls vous, fans de Ducktales, voulez ardemment. Je le veux aussi, en vérité : mais pas comme ça. Pas avec une promotion faite sur un poisson d’avril, sur le dos des espoirs des fans, en se servant d’eux (et de nous, même, car je m’y inclus volontiers), en exhibant Disney en place publique, sans jamais faire preuve de respect et surtout, de cette si rare humilité.

Oserais-je, tant que j’y suis, rappeler à tous ces « vrais fans » qu’un excellent jeu Myster Mask n’a pas été suivi par Capcom malgré tout le génie qu’il proposait ? Les choses sont ainsi faites. C’est la loi du marché. C’est parfois triste, c’est souvent malheureux, mais ce n’est par contre absolument pas nos affaires. Restez en dehors de cela et laissez les créateurs créer, les financeurs financer et les joueurs, jouer. Ne laissez pas un éditeur se servir de vous pour faire pression sur un ayant droit.

Votre seul pouvoir décisionnaire est dans votre achat final, celui que bien trop de gens, paradoxalement, n’utilisent pas pour défendre l’originalité, préférant s’en servir pour des jeux qui lors de la précommande en sont peut-être eux aussi à seulement quatre captures d’écran sur le bureau d’un gros éditeur. Mais ils ont la franchise que vous aimiez, alors au diable la qualité finale ? Les rêves ne sont bons qu’avec de bonnes heures de sommeil. Et là, ce tweet de FDG, c’est du chloroforme.

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Skywilly

Rédacteur en chef collectionneur de Skylanders et qui passe beaucoup trop de temps sur ces briques Lego. Heureusement qu'il y a des petits jeux pour s'évader ! Auteur de Le jeu vidéo indépendant en 2015 : Portraits de créateurs

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2 réflexions au sujet de “Ducktales Quackshots : quand les attentes des joueurs ne vous donnent aucune légitimité”

  1. Je n’ai pas beaucoup d’admiration pour les fans qui croient que tout leur est dû, mais je ne vais pas pleurer sur le sort des ayant-droits qu’on dépeint comme des dieux cruels : ils ont récolté ce qu’ils ont semé. Tu cites le travail de Stealth, qui est ma foi assez emblématique : le mec a commencé en refaisant des Sonic parce que Sega n’était pas foutu d’en faire d’assez bons à son goût. Sega a ensuite tout tenté pour brosser sa fanbase dans le sens du poil, en bidonnant la com’ de Sonic 2006 (le « retour aux sources » mdr), en mettant Dimps sur Sonic 4, en mettant le « vieux » Sonic *à côté* du « nouveau » Sonic dans Generations, pour finir par jeter à la poubelle les efforts de Sonic Boom (en termes d’univers en tout cas) et embaucher Taxman pour lui laisser faire Sonic Mania. Dix ans de cynisme et de mauvaise foi qui, presque par accident, ont fini par donner un bon jeu. Dont les devs se retrouvent à faire des Kickstarter pour des jeux auxquels les gens ne contribuent pas : pourquoi ? Parce qu’il n’y a pas leur héros copyrighté préféré dedans ?

    Si des devs manifestement talenteux comme Game Atelier sont contraints de laisser leur éditeur exploiter la passion des fanboys pour l' »intertextualité », pour reprendre l’expression qu’employait le Nerdwriter à propos d’Hollywood (perso je préfère parler de « notoriété préétablie »), c’est parce que les ayant-droits, que ce soit Sega, Disney, BioWare ou Paramount, ont laissé cette porte entr’ouverte pour nourrir cet espoir. Qu’on ne s’y méprenne pas : c’est eux qui ont le plus de sous, c’est eux qui écrivent l’histoire, et si le temps de cerveau du joueur lambda est noyé sous les reboots de remakes de remasters, c’est essentiellement de leur faute. Nous savons pourtant qu’il ne faut pas leur faire confiance. J’aime beaucoup Picsou comme tout le monde, mais il faut brûler ses idoles pour que le jeu vidéo grandisse.

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