Interview

Interview avec Julien Audebert (Ixion)

BassKass
Publié le 21 janvier 2023

Sorti en décembre 2022, Ixion est un jeu de gestion de station spatiale et d’exploration dans un univers où la Terre est devenue invivable. Des choix forts sont promis au joueur, toujours sur le fil entre assurer la survie de sa colonie et imposer des mesures drastiques au mépris du bien être social. Nous avons pu échanger quelques mots avec Julien Audebert, directeur narratif chez Bulwark studio, l’équipe angoumoisine à l’origine de ce projet à l’inverse des délires spatiaux du moment.

Bonjour Julien, comment en vient-on à travailler sur la partie narrative d’un jeu vidéo ? Pouvez-vous nous expliquer en quelques lignes votre parcours avant de rejoindre l’équipe de Bulwark ?

Bonjour, j’ai fait une école de cinéma à Cherbourg avec une spécialisation effets spéciaux et animation, une école pas terrible mais dont les professeurs étaient des cadors dans leur domaine. Leurs conseils sont encore présents en moi. La sortie d’école a été rude, j’ai enchaîné les petits boulots et l’intérim en infographie industrielle. Après un an et demi auprès d’un employeur toxique, j’obtiens un contrat dans l’animation 3D de série télé à Angoulême : 6 ans à enchaîner les productions dans des conditions de travail très exigeantes et souvent illégales. Après un burn out, je finis par rencontrer les camarades de Bulwark et commence à travailler sur Warhammer 40000 : Mechanicus. J’écris le trailer du jeu, réalise des animations 3D, ils me laissent beaucoup d’autonomie dans le travail, il y a beaucoup d’écoute, chacun peut s’exprimer, sans condescendance hiérarchique, même si je n’ai dans ma vie croisé aucun lieu de travail exempt de défauts. C’est après une séance de jeu de rôle et la lecture de mes écrits de fiction qu’ils me confient le rôle de scénariste sur le projet Ixion, poste qui se transformera petit à petit en rôle de Narrative Director. Je fais du jeu de rôle papier depuis maintenant 20 ans, ce qui a forgé chez moi une capacité à tisser des récits. J’ai envie de confronter cette expérience narrative au travail collectif dans un studio, et au regard du public.

Votre poste est justement défini comme “Narrative Director”. En quoi cette appellation est-elle propre au jeu vidéo, et peut différer du travail plus connu d’un scénariste ?

Sans avoir une connaissance académique de la question, je dirais qu’un scénariste écrit l’histoire, la pense, la retravaille. A son travail vient s’ajouter celui d’autres intervenants sur l’œuvre collective : ils ajoutent, retirent, changent et transforment des éléments au gré de la production.

Être narrative director chez Bulwark, c’est se poser des questions sur ce que les différents aspect du jeux véhiculent comme narration implicite ou explicite – écriture, visuels, mécaniques de jeu, son, interface –  et tisser autant que faire se peut une cohérence entre les histoires, les sensations et les émotions que véhiculent ces éléments. Un des objectifs est de perpétuellement tenter de réduire la dissonance ludo-narrative* 

A la fois jeu de construction de base, de survie et d’exploration, Ixion joue sur plusieurs échelles, comment maintenir le joueur dans le récit au milieu de toutes ces mécaniques ?

Avec Ixion j’ai cherché à avoir plusieurs couches de récit et d’accessibilité à ce récit. Il y a un récit direct, la vie à bord de la station. Il est le plus visible et s’exprime dans beaucoup de domaines : les bâtiments, la construction et les choix du joueur, le design sonore et le doublage vocal. Le texte est là pour ancrer la trame narrative dans ce contexte mais reste optionnel,  et ce afin de ne pas freiner la progression du joueur. A cela s’ajoute le récit du monde, la Dolos – l’entreprise du jeu -, les différentes structures et forces qui s’appliquent sur le Tiqqun, le vaisseau d’Ixion. Ce récit est plus épisodique et plus diffus, il se joue sur la forme de certains bâtiments, sur la tonalité des musiques, sur des détails récurrents dans les textes. Et enfin le méta-récit, celui qui contient les clefs des grands principes qui régissent l’univers de la fiction. Ce métarécit fait des irruptions très courtes, brutales, souvent étranges et cryptiques. Tout est une question de dosage, pour ne pas que les récits se percutent ou fassent doublon dans l’expérience.

Ixion doit son nom à un personnage mythologique puni par Zeus et attaché éternellement à une roue – dont la forme pourrait rappeler celle de la station. D’autres références mythologiques sont présentes dans le jeu. Comment abordez-vous les liens entre science-fiction et mythologie ?

La mythologie a un certain capital académique et symbolique qui donne une sensation de pénétrer quelque chose de plus grand lorsqu’on s’y réfère. Ici, comme souvent avec les œuvres de science fiction, ces références sont des guides sémantiques parfois propres à la diégèse, parfois en dehors de celle-ci. Il faut cependant éviter de choisir des références trop éculées de peur de rendre la symbolique trop évidente.

Fuite en avant dans un environnement hostile, Ixion pousse le joueur à prendre des décisions radicales face aux catastrophes et à appliquer une politique du “moindre mal”, est-ce un moyen vidéoludique de passer un message d’avertissement politique?

Il me semblait impossible de livrer un simple message pragmatique par le biais d’une dystopie spatiale, qui plus est dans le cadre d’un travail collectif. La factualité de l’effondrement de l’écosystème est devenue palpable, son impact sur nos sociétés est incontestable. De plus, l’histoire sociale nous enseigne qu’il n’y aura pas d’amélioration sans mouvement social capable de l’imposer. Si l’on prend ces questions au sérieux il n’y a qu’un message possible : l’écologie arrive trop tard, et le soulèvement  doit se passer maintenant. C’est difficile de faire rentrer ce message dans un jeu comme Ixion. Il n’y a ici qu’une posture critique d’une vision transhumaniste du monde avec une morale grise qui est laissée plus ou moins à la discrétion du joueur.  Il ne faut pas perdre de vue que cette critique s’inscrit dans une démarche de divertissement vidéoludique. 

*La dissonance ludo-narrative représente la dichotomie entre le propos d’un jeu et ce que le joueur est amené à y faire par ses mécaniques. Exemple : jouer un personnage présenté comme bon et sympathique et abattre à la chaîne des dizaines d’adversaires. NDLR

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