Orwell

Jusqu’ou faut-il aller pour garantir la sécurité de nos concitoyens ? A quel point la vie peut-elle être réellement privée, lorsque pèse une menace invisible ? Non, il ne s’agit ni des titres du journal du soir, ni des sujets de campagne de nos chers dirigeants (ou aspirants). Bienvenue dans Orwell, un jeu éminemment politique.


L’Etat d’urgence…

Le jeu s’ouvre par l’explosion d’une bombe sur une place fréquentée. Un attentat. Trois morts, cinq blessés, et le mémorial de la Liberté détruit, comme un symbole. Des caméras de surveillance ont filmé la scène, mais n’ont pu repérer le terroriste. En revanche elles ont détecté la présence sur les lieux d’une jeune femme connue des services de police : deux semaines auparavant, elle avait frappé un policier à l’aide d’une brique, lors d’une manifestation sur la même place. C’est mince, ça a peu à voir, mais c’est une piste. C’est à ce moment qu’intervient le joueur, qui se retrouve chargé d’enquêter pour mettre la main sur le coupable. Pour ce faire, il dispose d’un outil aussi inquiétant que performant : Orwell.


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Je suis Big Brother

Chacun aura fait le parallèle avec George Orwell, auteur de La Ferme des Animaux et surtout 1984, dont le célèbre Big Brother sert d’inspiration au jeu de Osmotic Studios. Orwell est en effet un vaste système d’informations, regroupant des média différents qui permettent d’agréger des données afin de produire des profils de suspects. Aux commandes de ce jouet un rien invasif, le joueur entame alors son travail. Orwell est capable de mettre en surbrillance des passages qui semblent en rapport avec le suspect : charge au joueur de décider s’il souhaite intégrer ces données au profil ou non. La question n’est pas neutre : tout chargement est irréversible et entraîne, quelque part, un jugement de la machine. Chargez le fait que le suspect a frappé un policier (sans trop vous soucier des circonstances), et Orwell pourrait bien conclure qu’il s’agit d’une personne violente en général. La machine aime peu les nuances et préfère le calcul froid.

Le joueur a donc le choix d’incorporer des informations dans Orwell ou non : il peut choisir d’en laisser de côté, mais… toute nouvelle information permet à Orwell d’étendre ses recherches. Le journal fournit un nom que l’on charge dans la base ? Orwell fait le lien avec un blog, ou peut-être le Facebook local. En parcourant ce nouveau matériau, c’est peut-être une adresse mail que l’on pourra récupérer. Parfait : Orwell nous permet d’accéder à la boîte mail du suspect. Un numéro de téléphone, et l’on pourra écouter ses conversations. Il n’est en effet pas rare de capter une conversation, par téléphone ou messagerie instantanée, et de la suivre en direct. Le jeu étant extrêmement bien écrit, ces flots de documents et d’intrusions nous abreuvent d’informations « de tous les jours », sans lien parfois avec les attentats. On se contente alors d’être là, d’épier au cas où.


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Liberté et sécurité

Il y a dans Orwell un véritable sentiment d’enquêter, de progresser dans la connaissance des faits en tâtonnant, en sélectionnant les informations pertinentes. En cela, il se rapproche de Her Story, en étant toutefois beaucoup moins libre et beaucoup plus linéaire. Tout le propos du jeu est de mettre en balance les enjeux sécuritaires (une bombe a explosé, et d’autres sont à venir, qu’il faut absolument prévenir) et les enjeux de liberté : l’on peut accéder, tout à fait légalement, à l’intimité de chacun. Et le joueur-Big Brother de juger les gens qu’il épie, de les cataloguer criminels en puissance s’il en a envie. Pour quelles conséquences ? Et s’il se produisait un fait tragique ? Si l’étiquette « dangereux » devait amener à une catastrophe, n’y serait-on pas pour quelque chose ?

C’est évidemment la condition de jeu d’Orwell qui pousse l’expérience un peu plus loin. Car, tout comme le contexte de menace pousse à négliger les libertés au profit d’un gain sécuritaire, le contexte de jeu pousse le joueur à les négliger au profit du jeu. Or, qu’est-on amené à faire en tant que joueur ? Investis par notre mission sécuritaire, investis par notre statut de joueur (qui souhaite explorer les possibilités du jeu), on se retrouve régulièrement à ajouter la moindre information dans le système. Après tout, qui sait si cela ne se révélera pas utile, si l’on ne débloquera pas l’accès à de nouvelles pistes ? Alors au diable la vie privée et la liberté. On note, on enregistre, on laisse la machine juger ; et on juge avec elle. On apprend tout de la vie des suspects, on lit leurs mails, on écoute leurs conversations téléphoniques, on suit leurs chats internet, on se connecte sur leurs ordinateurs… pour se rendre compte parfois qu’ils sont innocents. Qu’importe, les données glanées nous permettront bien de sauter sur une nouvelle piste qui s’avérera fructueuse.


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Orwell fait partie de ces jeux, encore trop rares, qui s’affirment comme résolument politiques (à l’instar de Papers, Please, par exemple). Brillamment écrit et conçu, le jeu de Osmotic Studios est une vraie réussite, qui parvient à aborder des thèmes complexes et graves avec intelligence. En définitive, le jeu parvient à montrer assez habilement, tout en le questionnant, que l’on se comporte souvent comme les systèmes dans lesquels nous sommes plongés attendent que nous nous comportions. Ca laisse songeur, d’autant plus qu’à chaque ligne, Orwell nous rappelle la réalité.

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