La tac-tac-tactique des gens d’armes
Chronique
Le paradoxe du Photoréalisme
Ça y est Grand Theft Auto 6 est enfin dévoilé, et comme à chaque annonce de Rockstar, c’est une grande fête qui s’annonce avec les enjoués, les curieux et les boudeurs (car ce n’est pas un problème de ne pas aimer le jeu hype du moment). D’aussi loin que je me souvienne, Rockstar a toujours été le signe d’une baffe technique à venir. De GTA 3 jusqu’à Red Dead Redemption 2, chaque opus est toujours accompagné d’un moteur débordant de détails, allant jusqu’au moment lunaire de voir un développeur nous parler des testicules de cheval qui se rétractent quand il fait froid. On va aussi saupoudrer le tout avec de la précision de textures ou des modélisations, la qualité des jeux d’ombres et de lumières ou encore la distance d’affichage. Ceci est souvent accompagné d’un vilain gros mot : « Photoréaliste ». Un abus de langage probablement issu de la vieille presse sensationnelle de l’époque, qui avait ce mot à la bouche à chaque fois qu’un jeu un peu en avance techniquement sortait. Pourtant, photoréalisme n’est pas vraiment ce qu’on pourrait associer à des titres tels que GTA, Red Dead Redemption ou même Cyberpunk 2077 (pour rester dans les dernières claques graphiques). Dans l’art, le photoréalisme est un mouvement artistique qui demande de reproduire une image de la manière la plus réaliste possible. Mais si en peinture/dessin, on voudra au maximum reproduire ce que pourrait faire une image fixe, les jeux vidéo voulant adopter ce style voudront à tout prix se rapprocher de vidéo brut, sans montage et sans retouche.
Plutôt réalistes ces pixels
Cette année, on a eu un magnifique exemple de photoréalisme avec Unrecord, un jeu indé à petit budget qui tourne sur Unreal Engine 5 et qui expose parfaitement ce qui rend une image réaliste : la lumière, les mouvements et les défauts de caméra. On a été habitué à voir des dash cam et des caméras d’épaules sur internet et à la télévision, notre cerveau sait à quoi ça ressemble. L’idée est donc d’aller capter ce qui rend ces images vraisemblables et tirer ça au maximum pour que notre cerveau interprète ça comme « réaliste ». Ces vidéos sont souvent filmées avec un capteur très brut, qui va devoir capitaliser sur la fluidité et la visibilité pour dire adieu aux détails et à la lumière. Quelques pirouettes avec les animations et les mouvements de caméra, une lumière froide et voilà ! L’image est adaptée à ce qu’on a l’habitude de voir, notre œil va donc, automatiquement, se raccrocher à ce qu’il connait et envoyer l’information au cerveau que cette image est réaliste. Si on prend le trailer de GTA 6, il n’y a rien de tout ça : l’image est propre, les couleurs sont fortement saturées, les personnages sont détaillés et la lumière est habilement manipulée. Comme toutes les productions de Rockstar (et bien d’autres studios), il est ici question de reproduire, non pas une vidéo brute, mais un film. On connait l’amour du studio pour tout ce qui touche au 7ᵉ art et celui-ci n’échappe pas à la règle ; si vous êtes un peu cinéphile (juste un peu), vous savez que rien n’est laissé au hasard dans le cinéma, du placement de lumière à l’angle de la caméra en passant par le type de caméra utilisée à l’étalonnage effectué en post-prod.
Afin d’illustrer encore plus mon propos, il y a plusieurs passages dans le trailer qui sont des clins d’œil à plusieurs faits divers de Floride populaires. Comme la plupart de ces moments proviennent de vidéos mobiles ou de caméras de surveillance, ces passages sont volontairement trafiqués pour rappeler qu’ils ne sont pas ce que le joueur voit, mais ce que les caméras intradiégétiques voient. Mais même là, la comparaison entre ce qu’on voit dans le trailer et la réalité est d’autant plus frappante, le photoréalisme n’est clairement pas l’effet recherché, comme le montre ces habiles comparaisons ci-dessous :
Pas très réalisteS ces pixels
Il y a deux ans, une expérience a été faite par Intel sur des images de GTA 5. Ces derniers ont fait passer des enregistrements dans une IA entrainée avec des dash cam, afin de reproduire le plus fidèlement possible une image photoréaliste. Le procédé est intéressant et la vidéo montre clairement ce qu’a fait l’IA pour rendre la scène bien plus proche de la réalité : les couleurs sont désaturées et froides, le béton au sol est plus lisse, la lumière est moins criarde, les ombres sont moins franches, le jeu est littéralement moins joli, et il ne manque qu’un mauvais entrelacement et un léger motion blur pour avoir quelque chose qui pourrait parfaitement tromper notre cerveau. C’est ce qu’on pourrait appeler le paradoxe du photoréalisme, il faut volontairement détériorer une image pour la rendre réaliste. Je pense qu’il y a globalement toute une éducation à revoir sur ce terme, car il est souvent employé à outrance, sans jamais prendre en compte la Direction Artistique. Qu’importe le domaine, la direction artistique, c’est un pilier central lors d’une réalisation. C’est son identité, c’est ce qui rend des visuels si marquants et peut lui permettre de rentrer dans l’imaginaire collectif. C’est ce qui fait qu’on peut rapidement déterminer un Van Gogh d’un Gauguin, ou un Tarantino d’un Lynch. C’est aussi un outil parfait pour toucher son public cible dans un jeu vidéo et que, par exemple, un joueur de Forza Horizon peut ne pas être un joueur de Need for Speed, alors que pourtant, ce sont globalement les mêmes jeux (mais ni la même DA, ni la même philosophie). En 2001, lorsqu’on parlait d’un film d’animation comme Final Fantasy : les Créatures de l’esprit, « photoréalisme » était le premier mot qui décrivait l’effort technique qu’a déployé le film, néanmoins, on voit des situations, des lieux, des objets et des créatures qui sont loin d’être réalistes. Par contre, c’est très beau techniquement (et surtout animé à la main, purée de pomme de terre).
Si Rockstar ne fait pas de photoréalisme, c’est probablement pour deux raisons. La première, la plus évidente, c’est qu’il serait dommage d’avoir des artistes aussi talentueux chez eux pour se contenter de reproduire la morosité de la réalité véritable. Mais on peut aussi se dire que si demain, GTA (ou n’importe quel autre jeu du genre populaire) était aussi photoréaliste qu’un jeu comme Unrecord, l’entièreté des médias populaires ne parlerait plus que de la violence des jeux vidéo pour nos jeunes (bien plus qu’actuellement) et pas du jeu vidéo en lui-même, avec la mauvaise pub que ça apporte.
Évidemment, ce n’est pas moi, avec mes doigts boudinés sur le clavier, qui vais changer presque 40 ans d’erreur de dénomination artistique. Cependant, à travers ce petit papier, j’espère semer une petite graine pour ramener à la raison les gens et rappeler que beau ne rime pas avec photoréaliste. De toute façon, nos yeux ne seront jamais assez parfaits pour être comparés à une caméra numérique filmant des textures ultra-détaillées qui baignent dans une lumière saturée sur une plage au sable bien trop granuleux. Le photoréalisme est un mouvement artistique mais aussi une performance technique, qui a rarement un autre but que d’être un moyen de fixer de nouvelles limites techniques, pour faire avancer les autres. N’en déplaise aux gens qui ont passés un peu trop de temps sur la démo technique de Matrix sous Unreal Engine 5, qui ne fait que copié la DA du film et dont l’image trop parfaite nous envoie rapidement dans la vallée dérangeante.